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Opérateurs de plateformes numériques et travailleurs indépendants :  gare au risque de requalification et à l’interdiction de gérer qui peut en découler !

Opérateurs de plateformes numériques et travailleurs indépendants : gare au risque de requalification et à l’interdiction de gérer qui peut en découler !

Publié le : 22/04/2022 22 avril avr. 04 2022

L’ubérisation, désormais ancrée dans de nombreux secteurs d’activités, présente de nombreux avantages tant pour les opérateurs de plateforme innovants que pour les travailleurs à la recherche de flexibilité.

Toutefois, la proclamée indépendance des travailleurs des plateformes ne saurait travestir la nature réelle de la relation les liant aux opérateurs de plateformes. Depuis quelques années, les juridictions sociales se sont emparées du statut de ces travailleurs et ont à plusieurs reprises levé le voile sur des conventions qui relevaient en réalité du régime du contrat de travail. 

Les entreprises pionnières de ce modèle économique ont alors fait les frais de ces requalifications, comme en témoigne la récente condamnation de Deliveroo pour travail dissimulé. Les opérateurs de plateformes numériques proposant de tels services d’intermédiation auront donc tout intérêt à tirer les enseignements nécessaires de ces décisions. 

La remise en cause par les juges du modèle de travail indépendant en présence d’un lien de subordination 

Le recours à des prestataires indépendants, revêtant la plupart du temps le statut d’autoentrepreneur, est désormais courant dans des secteurs où les emplois étaient auparavant salariés. La mise en place de tels systèmes ne doit cependant pas cacher l’existence d’un lien de subordination entre l’opérateur de plateformes et le travailleur indépendant.

Le lien de subordination est caractérisé par le pouvoir de l’employeur « de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » (Cass. soc., 13 novembre 1996, n°94-13.187 « Société Générale »). 

En 2018, dans une affaire concernant la plateforme Take It Easy (Cass. soc., 28 novembre 2018, n°17-20.079), la Cour de cassation s’est pour la première fois prononcée sur le statut des travailleurs des plateformes, faisant application de sa jurisprudence classique en matière de caractérisation du lien de subordination. 

La Cour rappelle que la qualification du contrat liant les parties ne saurait dépendre de leur volonté, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs.

Pour caractériser l’existence d’un lien de subordination entre le livreur et la société, les juges se fondent notamment sur l’existence d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel du coursier, et l'existence d'un pouvoir de sanction à travers un système de pénalités pouvant conduire jusqu’au déréférencement du livreur. 

En 2020, la Cour de cassation s’est de nouveau livrée à cette analyse concernant la plateforme Uber (Cass. soc., 4 mars 2020, n°19-13.316). La Cour approuve ici la cour d’appel d’avoir jugé fictif le statut de travailleur indépendant et caractérisé l’existence d’un lien de subordination à travers les indices suivants : 
  • Le service de prestation de transport a été créé et entièrement organisé par Uber et n’existe que grâce à la plateforme, à travers laquelle le chauffeur ne constitue pas de clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de la prestation de transport ; 
  • Le chauffeur n’a pas le libre choix de l’itinéraire emprunté, celui-ci est imposé par Uber et une correction tarifaire est appliquée si le chauffeur ne suit pas cet itinéraire et choisir un itinéraire jugé « inefficace » par Uber ; 
  • Uber peut déconnecter temporairement un chauffeur si celui-ci refuse trois courses. En cas de dépassement du taux d’annulation de commande fixé par Uber ou de signalement de comportements « problématiques », le chauffeur peut être déréférencé de la plateforme.
Les éléments insuffisants pour caractériser le travail indépendant, selon la Cour de cassation, sont notamment : 
  • Le fait que le chauffeur n’a aucune obligation de connexion et qu’aucune sanction n’existe en l’absence de connexion qu’importe la durée, car dès lors que le chauffeur se connecte à la plateforme, il intègre un service organisé ; 
  • Le fait que le travailleur soit inscrit au registre du commerce et des sociétés (RCS), la présomption d’indépendance prévue par son l’article L. 8221-6 du Code du travail pouvant être renversée par la démonstration de l’existence d’un lien de subordination. En l’espèce, le chauffeur n’a pas pu organiser librement son activité et a été contraint de s’immatriculer au RCS pour pouvoir accéder à la plateforme et intégrer un service organisé. 

L’absence d’automaticité de la requalification en contrat de travail 

Forts de ces décisions, les juges du fond ont à de multiples reprises requalifiées des relations existant entre travailleurs des plateformes et opérateurs en contrat de travail.

La Cour de cassation est toutefois venue rappeler, dans un récent arrêt du 13 avril dernier, que cette requalification n’est pas automatique si l’ensemble des critères relatifs au lien de subordination ne sont pas réunis (Cass. soc., 13 avril 2022, n°20-14.870). 

Les faits concernaient une plateforme de mise en relation entre des chauffeurs et des clients. Une cour d’appel avait caractérisé l’existence d’un contrat de travail entre un chauffeur et l’opérateur de plateforme, considérant notamment « qu'il y avait interdépendance entre les contrats de location et d'adhésion à la plateforme, que le GPS permettait à la société de localiser, en temps réel, chaque véhicule connecté, de manière à procéder à une répartition optimisée et efficace des courses, en termes de temps de prise en charge de la personne à transporter et de trajet à effectuer, et d'assurer ainsi un contrôle permanent de l'activité du chauffeur, que la société fixait le montant des courses qu'elle facturait au nom et pour le compte du chauffeur, et qu'elle modifiait unilatéralement le prix des courses, à la hausse ou à la baisse en fonction des horaires », et que l’entreprise disposait d’un pouvoir de sanction à travers le système de notation effectuée par les clients.

La Cour de cassation a jugé ces motifs insuffisants pour retenir l’existence d’un contrat de  travail, la cour d’appel ne démontrant pas que la plateforme a adressé au chauffeur des directives sur les modalités d’exécution du travail et qu’elle disposait du pouvoir pour en contrôler le respect et en sanctionner l’inobservation.

Les conséquences de la requalification pour les opérateurs de plateforme

L’actualité fournit un nouvel exemple édifiant s’agissant des conséquences encourues par les opérateurs de plateforme en cas de recours fictif à des travailleurs indépendants.

Le 19 avril dernier, Deliveroo France a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris pour le délit de travail dissimulé au paiement d’une amende de 375 000 euros et à l’indemnisation des livreurs au titre du préjudice subi, pour des faits commis entre 2015 et 2017. Les deux dirigeants ont également été condamnés à 12 mois de prison avec sursis et 30 000 euros d’amende, ainsi qu’à l’interdiction de diriger une entreprise pendant 5 ans. 

Selon le tribunal, durant cette période, Deliveroo a délibérément mis en place une organisation reposant sur un recours à des milliers de travailleurs dont l’indépendance était fictive puisqu’il existait un lien de subordination entre eux et l’entreprise, permettant à cette dernière de se soustraire aux obligations sociales applicables aux employeurs. Les juges sanctionnent un modèle dont la pérennité est basée sur des pratiques délictuelles. 

Ainsi, outre la requalification de la relation en contrat de travail, l’existence d’un lien de subordination entre le travailleur et l’opérateur de plateforme peut entraîner la caractérisation du délit de travail dissimulé.

L’opérateur de plateforme s’expose donc à des risques de différentes natures : 
  • Une condamnation pénale pour travail dissimulé, pouvant être prononcée tant à l’encontre de la société que de son dirigeant ; 
  • Un redressement par l’URSAFF, l’administration pouvant, suite à un contrôle ou en cas de condamnation pour travail dissimulé, attraire la société devant les juridictions de sécurité sociale et réclamer les cotisations sociales qui auraient dues être versées ;
  • L’indemnisation des salariés victimes, ces derniers, les organisations syndicales ou les organismes de protection sociale pouvant se constituer partie civile lors des instances pénales aux fins d’obtenir des dommages et intérêts pour le préjudice causé par le travail dissimulé ;
  • La requalification de la relation avec le travailleur en contrat de travail, entraînant pour la période concernée l’application des règles du Code du travail et pouvant ainsi donner lieu à des rappels de salaire, un indemnité compensatrice de préavis, une indemnité légale ou conventionnelle de licenciement, une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, etc. 
Il est donc essentiel, au vu des différentes décisions intervenues, que les entrepreneurs souhaitant développer des plateformes de mise en relation basées sur ces modèles encadrent leur activité et leurs relations avec les travailleurs, de sorte qu’aucun lien de subordination ne puisse être caractérisé. Face à ces risques et fort de ses expériences en droit social et en droit du numérique, le Cabinet Manenti & Co accompagne les opérateurs de plateforme dans la mise en place de leur activité d’intermédiation et dans la rédaction de leurs documents de conformité.  


Delphine CO, Avocat associée
Amalia GAYDON, Juriste en droit du numérique

 

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